dimanche 2 octobre 2011

Des photons battus sur la ligne par une poignée de neutrinos !


La nouvelle a fait grand bruit ; l'expérience OPERA a mesuré le temps de propagation de neutrinos sur la distance séparant le CERN à Genève du laboratoire souterrain du GranSasso dans les Abruzzes en Italie, soit environ 730 km et a constaté que les neutrinos arrivent 60 ns (soit 60 milliardième de seconde) plus tôt que s'ils se propageaient à la vitesse de la lumière dans le vide !

OPERA est un détecteur conçu au départ pour détecter l'apparition de neutrinos de type tau dans un faisceau de neutrinos de type mu (voir cette note) afin de caractériser le phénomène dit d'oscillation des neutrinos. Pour ce faire, un faisceau de neutrinos de type mu est fabriqué au CERN et est envoyé à travers la croute terrestre vers le détecteur situé dans le laboratoire du Gran Sasso. Les neutrinos n'interagissant quasiment pas avec la matière, ils traversent les 730 km de roche se trouvant sur leur trajectoire, quasiment sans perturbation. Le détecteur, très massif (1250 tonnes) doit être exposé au faisceau pendant de très longues périodes pour observer quelques interactions de neutrinos. La mesure du temps de parcours des neutrinos n'est donc pas le but principal de l'expérience, mais un à côté intéressant. Une mesure similaire publiée en 2007 par la collaboration MINOS aux États-Unis indiquait une déviation par rapport à la vitesse de la lumière non significative au niveau statistique.

Pour réaliser cette mesure, il convient de parfaitement mesurer la distance entre la source des neutrinos et l'endroit où ils sont détectés. Ceci a été fait grâce à des balises GPS parfaitement étalonnées, positionnées au CERN et au Gran Sasso  et complété par des mesures géodésiques classiques afin déterminer les distances entre les balises et respectivement la source et le détecteur de neutrinos. La précision obtenue est de 20 cm sur les 730.534 km de distance !

Le deuxième élément de la mesure est la détermination du temps de propagation des neutrinos entre le CERN et le détecteur.  Il faut pour cela disposer d'une même référence de temps entre les deux sites. Le système GPS est là encore utilisé, mais fournit à lui seul une précision insuffisante de 100 ns.  Le GPS est donc complété par deux horloges atomiques, l'une au CERN et l'autre au Gran Sasso qui permettent de ramener la précision sur la référence commune de temps à 1 ns.  L'appareillage et son bon fonctionnement ont été validés par deux instituts indépendants, spécialistes de ce type de mesure.

La difficulté est ensuite que bien que l'on connaisse précisément le temps auquel un neutrino est détecté dans OPERA, on ne connait pas le temps exact d'émission de ce même neutrino au CERN. En effet, le faisceau de neutrinos est produit à partir de la désintégration de pions et de kaons, eux même produits par un faisceau de protons envoyé sur une cible. La seule référence temporelle est le pulse des protons initiaux que l'on peut associer au neutrino détecté, mais ce pulse dure 10.5 microsecondes, contient une multitude de protons  et il est impossible d'identifier quel proton individuel est associé au neutrino détecté. Par contre la structure temporelle des pulses est connue et stable dans le temps, on doit donc retrouver cette même structure au niveau du timing de l'ensemble des neutrinos détectés. Il s'agit là d'une analyse statistique classique dans laquelle le temps de propagation des neutrinos est une variable que l'on ajuste.

L'étude rapportée dans la publication de la collaboration OPERA porte sur 17000 interactions de neutrinos accumulées entre 2009 et 2011. Il faut souligner le fait que l'analyse a été menée en aveugle, c'est-à-dire que toute la procédure est mise au point sans regarder le résultat qui n'est dévoilé aux analystes qu'au tout dernier moment. Cela évite les biais subjectifs qui pourraient conduire les physiciens à modifier inconsciemment la méthode afin de trouver un résultat auquel ils s'attendent.

Le résultat est donc là ; les neutrinos arrivent 60.7 ns plus tôt  que s'ils se propageaient à la vitesse de la lumière dans le vide. L'incertitude sur cette mesure est de 6.9 ns due à la statistique (nombre limité de neutrinos) et de 7.4 ns due aux effets systématiques  expérimentaux (précision sur le temps, la distance, ...). La signification statistique du résultat est donc excellente puisque la valeur moyenne s'écarte de zéro par plus de 6 écarts standards (6 fois l'incertitude totale).

Devant ce résultat, qui s'il se confirme, aura des conséquences profondes sur notre connaissance de la physique ; l'ensemble de la collaboration OPERA (près de 200 physicien(ne)s)  s'est bien entendu creusée la tête pour essayer de trouver une erreur ou un biais dans l'analyse. N'ayant pu trouver de problème, le résultat a été publié  brut sans aucune tentative d'interprétation et présenté devant la communauté mondiale afin d'être évalué et critiqué. Une présentation publique a eu lieu le 23 septembre au CERN devant un amphi comble. Après 10 jours de réflexion la communauté internationale de la physique n'a pas été en mesure de trouver de faille dans la mesure et la majeure partie de cette communauté salue le sérieux du travail effectué ainsi que la démarche de la collaboration OPERA.

Il est bien entendu possible qu'un effet n'ait pas été pris en compte, si c'est le cas, c'est certainement quelque chose de très subtil et inattendu. Rappelons-nous que les spécialistes du LEP (Large Electron Positron collider) dans les années 90 étaient très surpris de constater une variation périodique et inexpliquée de l'énergie des faisceaux, jusqu'à ce que quelqu'un réalise qu'il s'agissait de l'effet de marée qui changeait très légèrement la géométrie de l'accélérateur.

La communauté est en attente d'une nouvelle mesure indépendante de la collaboration MINOS aux États-Unis qui utilise un faisceau de neutrinos passant à travers la croute terrestre, tout comme OPERA.